Philippe Beck | Dans de la nature

" Dans la mesure où l’intérêt pour la nature se fonde sur une idée, il ne peut se manifester que dans un esprit réceptif aux idées, c’est-à-dire dans un esprit moral. La plupart des hommes ne font qu’affecter cet intérêt, et la fréquence de cette sentimentalité à notre époque, qui s’exprime surtout par des voyages sentimentaux, des jardins du même genre, des promenades et autres engouements de la même espèce, cette fréquence, donc, ne prouve en rien la fréquence de la réceptivité à l’idée de la nature. " Schiller

" On pourrait s’intéresser à la question de la manière dont l’esprit poétique naïf procède avec une matière sentimentale. Voilà un travail qui paraît tout à fait neuf et d’une difficulté toute particulière : car dans le monde ancien et naïf, une telle matière n’existait pas, alors que dans le monde moderne, c’est le poète adéquat qui paraît difficile à trouver. Un caractère qui adopte l’idéal avec une sensibilité ardente et échappe à la réalité pour conquérir des infinis immatériels, qui inlassablement détruit ce qu’il a en lui et cherche ce qui est hors de lui, pour qui ses rêves seuls sont en réalité tandis que son expérience est une limite et qui cependant, comme il se doit, outrepasse cette limite pour pénétrer la réalité vraie – ce dangereux extrême du caractère sentimental est l’étoffe d’un poète en qui la nature agit avec plus de confiance et de pureté qu’en quiconque, et qui parmi les poètes modernes s’éloigne peut-être le moins de la vérité sensible des choses. " Schiller

 Exergue de "Dans de la nature" Poésie/Flammarion 2003

illustration : Still life con autruche Vicky Neumann, artiste colombienne
Couverture du livre

nous remercions vivement Corinne Bayle et Jean-Baptiste Para (revue Europe) d’avoir confié à remue.net la note ci-après :

A lire Dans de la nature...

À lire Dans de la nature, le lecteur se sent proche et pourtant séparé, de l’autre côté d’une vitre infranchissable. Comme une gifle, lui arrive de plein fouet la colère inquiète d’un poète attaché à ses songes, au rebours exact d’un univers qui n’en peut plus de vendre sa pacotille prétendument onirique, et vulgairement dérisoire. Bâillonné, il s’exprime en formules resserrées et en vers cassés, retrouvant par fulgurance le sublime d’un chant de catastrophe : vers en bois de rose, pluie dessinant des licornes, les images rarissimes éclosent en "fleurs de sucre" vénéneuses, pharmakon improbable, en un paysage désertique, le nôtre. Accompagnant l’exil de Baudelaire, la parole de Beck n’est plus la sœur du rêve, et le poète sort de ce monde pour réfléchir dans un silence têtu, mais généreux : "Sa vie est une parmi les vivants".

L’économie de mots (beaucoup de néologismes) est remarquable, à hauteur de solitude, et d’efforts aussi, qui démasquent la Muse perdue. La réflexivité traverse une prosodie altérée, laissant miroiter brisures et apories, en un scintillement glacé. Paradoxalement, un grand lyrisme point avec douleur. "La poésie fait mal", soulignait naguère Michel Deguy - n’est-ce pas d’abord cette fracture au cœur du réel, que la langue poétique cherche d’ordinaire impuissamment à couturer, se nourrissant de cette impuissance même ? Refusant de panser, de cicatriser, le poème, ici, déchire. À l’opposé d’une littérature lénifiante, le modèle romantique (le recueil se place sous l’égide de Schiller) rejoint la rigueur classique et sa haute mission de penser de la nature oubliée. N’en surgit nulle cosmogonie lucrécienne, mais un objet de pure poésie, création ex nihilo, que le "Chanteur Muet" fabrique pierre à pierre, sans ciment de syntaxe, sans recours à la prose, et cependant mêlant du prosaïque auquel il est désormais condamné, avec une volonté de résister à tout - et même à un peu plus que tout. Je pourrais multiplier les références (Thoreau et Cap Cod, Dante et les quatre-vingt-dix-neuf chants, plus un prologue, de La Divine Comédie, Novalis et le monde romantisé) sans expliquer la beauté bizarre de ce livre, sa profondeur intransigeante, sa secousse électrique, absolument modernes.

Corinne BAYLE © Europe avril 2004

Un extrait de Dans de la nature

Beauté promet bonheur ? Hein ?
Dans " Hein ", sentez la tendreté.
Promesse est
trame à l’état d’esquisse.
Pourquoi la gravité
des défileuses, le port serré -
pinces à linge sur le fil
grand Flux d’allures ?
Est-ce à cause de la peine
d’être
enveloppe singulière,
limitée en beauté ?
Car belleté est limite.
Elle attire, encadre, sirène aérienne.
Limite géométrique peuplée. Dignité sentimentale
évidente.
Jamais elle ne repose en soi.
Car X ou Y doit déchirer
la fibre résistante de l’air
heureux.
Jusqu’à joyeuse raillerie, respect et mélancolie.
Bile aérée.

2 février 2004
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